sabÿn
La Rüche
installation de 12 rüches ( dimensions de chaque rüche : 42 x 42 x 22 cm) , 2020-21
mots-mondes, matériaux & substances maraboutés
" Les ruches ont falsifié la mémoire de l'homme de la Renaissance, elles disposent à leur guise de son passé, de son devenir, de ses amnésies, de ses faux-semblants, de ses crimes, de ses lacunes, de ses mensonges."
Antoine Volodine, Lisbonne, dernière marge
Lisant Lisbonne, dernière marge, s’éveille ce rêve de rüches…
Sans vraiment comprendre ce qui se met en œuvre, j’imagine cependant trois séries de quatre tableaux répartis sur le mur, jouant d’épaisseurs stratifiées, de textures piégées.
Les ruches de Volodine existent dans une période fictive, la Renaissance. Ces dernières dessillent bourdonnements, efficacité ouvrière et productiviste, surveillance généralisée, conditionnement d’une enfance ruinée que formate et instrumentalise un pouvoir autocratique. Et cependant, la fiction littéraire - que transfigure l’invention d’une langue inouïe comme un imaginaire débridé et somptueux -, en constitue le contre-champ résistant, émancipateur et crypté.
En dépit de cet ancrage convoquant une certaine Histoire Soviétique, mais aussi, en filigrane, nos dérives contemporaines - abus liberticides et aliénations consenties - , je ne peux me résoudre à oublier les abeilles, ce qu'elles vectorisent au sein d'une communauté, l'envol de fleur en fleur, la récolte de pollens ni l'alchimie du miel, or liquoreux et suave.
Lors de l’élaboration de ce travail, le projet se précise et s’horizontalise à même le sol : installation de douze structures modestes dans leurs dimensions et référant explicitement aux ruches comme habitacles de bois.
Au creuset de chaque rüche – cadres épais vissés sur tasseaux - j’instaure une utopie de dormance onirique, une échappée féconde et nourricière où célébrer, par delà l’emprise létale de la paraffine, la beauté de Tellus Mater en ses mirabilia éparses. Je butine à ma façon ors et lumières, tamis du ressac, l’humble matière en fragments récoltés de ce qui fait monde.
Et cependant l'installation est ambiguë : chaque rüche (ou Commune selon une terminologie post-exotique), abrite un tableau-châsse. Ce dernier, fenêtre sur le monde, ou plus précisément, finestra della historia (Alberti), est indissociable de son titre, ici matrice de fictions lacunaires. Le souffle poétique en sa langue cryptée - ou mots-mondes, brouille alors la stricte matérialité de ce qui se donne à voir, avivant d'indécises ritournelles, tremblantes, inachevées.
En cette erre de globalisation désenchantée - lissage, data-surveillance, contraintes sanitaires et crise écologique - la Rüche figure le repli, l'assignation à demeure, mais selon un double régime, paradoxal. La forclusion inhérente aux cadres-châsses comme aux nappages pétrifiant de paraffine, révèle par contraste des rêveries en méandres, sinueuses.
Le tréma apposé sur le "u" dit ce flottement, cette indécidabilité du sens : déplacements, différance comme levier, prégnance des leurres ici paradigmes d'une émancipation par l'imaginaire, le dispositif fictionnel et les substances-rêves.
Cette installation invite à une approche déambulatoire, oscillante : corps immobile, le regard penché scrute chaque détail, s'enfouit en l'infime, mais lorsque se mouvant entre chaque structure, la perception se révèle plus globale. Chaque rüche nourrit avec ses sœurs rimes et scansions rythmiques, bribes de récits, contes ou songes à dormir debout que chaque titre impulse. C'est alors dilater l'espace alloué, s'échapper encore, autrement.
Demeurent l'intelligence des mains, ce commerce tranquille avec la peau du monde, ce qu'inséminent et déplacent mes récoltes, semences fictives et réceptacles de rêveries filandreuses.