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sabÿn

Haïkus Photographiques  /  demain les herbes

Présentation

                

premiers jours du mois de juin 2020 - post confinement  -

     La steppe, la prairie déserte, la monotonie des hauts plateaux, les collines écrasées de ciel sont le point de départ et d'arrivée de notre liberté, de notre solidarité onirique avec la planète difficilement rouge et ses populations mortes-vivantes. ( ...)

     Des femmes disent la prairie et multiplient ici inventions et néologismes. ( ...)

     Herbes 6 : dites par Rita Hoo

     La courmène, la larme-de-boeuf,

     la contre-misère, la petite-harpie, la mirmine diaprée,

     la coventaine, l'arondiaire,

     la dame-des-chemins,

     la marigotte ou fausse-myrice...

                 Manuela Draeger, Herbes et golems

    Fragment indécidé du jardin planétaire, le Tiers paysage est constitué de l'ensemble des lieux délaissés par l'homme. Ces marges assemblent une diversité biologique qui n'est pas à ce jour répertoriée comme richesse.

     Tiers paysage renvoie à Tiers état (et non à Tiers-monde). Espace n'exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir ...

                  Gilles Clément,  Manifeste du Tiers paysage

  

     Le 9 mai 2020 -  deux jours avant que ne s'achève la période de confinement, des agents municipaux rasent les herbes hautes et folles qui bordent le Bassin des Filtres. Dès lors, ces coupes brutales se succèdent ; elles scellent  la réappropriation d'un espace qu'une trêve inédite avait partiellement "ensauvagé".

     Bien que demeurent les arbres, leurs frondaisons immenses et ce qu'ils protègent, l'agitation urbaine refait surface. Elle corrode la substance d'un temps décéléré, cette nue présence au monde, hic et nunc.

     Contre-champs ambigu Des confins immédiats, Demain les herbes en prolonge cependant le souffle poétique comme la porosité du regard, attentifs à ce que dessillent plantes, végétaux divers, infimes mirabilia et ondes moirées ; similitude du territoire restreint que perfuse et dilate une climatologie immersive.

     Mais ma perception du temps diffère : précipitée, intranquille.

L'anthropocène hante en filigrane cette série. Réalisée en quelques jours, seulement, cette dernière confronte mes rêves de Tiers paysage, l'exubérance d'une nature libre, foisonnante, et ce que l'homme régule, assagit, "désensauvage".

     Se mêlent aux trois séquences de Demain les herbes quelques rebuts photographiques issus de la période du confinement.  Sans-doute est-ce maintenir le fil d'Ariane en cette constance animiste du récit, quelles qu'en soient les discontinuités erratiques, l'obscure cosmogonie...

*

     Une nappe de pollen flotte à surface du Bassin des Filtres, stagnant essentiellement dans la partie haute qui jouxte le boulevard du Port de l'Embouchure (Ponts Jumeaux).

C'est la toute fin de mai, les premiers jours de juin. Les arbres exsudent l'ivresse du printemps en cette persistance d'une odeur lourde, poisseuse, presque insoutenable - et qu'une météo anormalement chaude, scandée de pluies diluviennes, amplifie.

     La présence éphémère de cette nappe pollinique aimante mon désir de faire image et poème ; elle ne cesse de se transformer, stagnant ou se dispersant au grès des souffles, dessinant à surface spirales et flux circulaires. L'eau reste accueillante, mais finira par boire ces particules poudreuses.

     Photographiant, je tente de saisir ces mouvances instables, sans les figer cependant, le montage des séquences impulsant d'autres respirations. Cette nouvelle série advient d'un bloc, et conjure sans doute mon humeur maussade face aux coupes incessantes, la reprise du trafic, l'agitation fébrile d'un monde oublieux du silence.

     Le pollen imprègne chaque séquence des Haïkus photographiques ; il fut ce printemps pur prodige, source constante d' émerveillements et creuset d'imaginaires , tamisant mon regard.

      Vents et souffles le transportent ; flottant entre terre et ciel, il participe de cette substance séminale de l'air : genitalis spiritus mundi  (1). Il ensemence continument la terre ; nomadisme de ses flux épars, dilatation d'un espace ouvert, toutes frontières abolies, toutes plantes mêlées, sans distinction. La colonisation pollinique du territoire affirme la prégnance du cycle originel, son auspicieuse pérennité, quand bien même se brouillent les saisons.

     La crise sanitaire ayant suspendu dès la mi-mars  tout entretien de la végétation, fleurs, arbustes et arbres, libres de toute taille, n'ont cessé de répandre pistils et graines en cycles rapprochés. Ronces, massifs embroussaillés, plantes invasives et herbes sauvages ont proliféré, colonisant d'un même souffle espaces entretenus et friches délaissées, dès lors "espaces d'indécision" (2) ou tranquille amorce d'un Tiers paysage.

     Les coupes qui suivirent n'en furent que plus violentes.

     Digressions :

     Qu'est-ce qu'entretenir les zones vertes de la ville ?

Je veux en ignorer la logique. Je pense de cet espace-temps marginal que condensa le confinement en mes pérégrinations quotidiennes et immersives entre chien et loup, respirant autrement, écouteuse d'un printemps inouï, et dont j'ai pu ressentir de jour en jour, l'exceptionnelle vigueur pulsatile.

     Le quartier des Amidonniers, extrêmement végétalisé et cerné par les eaux, alterne lieux entretenus  et friches obscures  où se terrent les invisibles (bêtes et marginaux).

     Il est ici question de lisières, de marges oscillantes, de l'ombre et des peurs tapies ; peur des autres,  peur de ce qui se soustrait à la norme et à l'autorité  - terra nullius - peur de ce qui prolifère librement.

C'est aussi, en filigrane, la peur du Sauvage que l'imaginaire hanté des vieux contes relate.

     Cet imaginaire perfuse Demain les herbes, fiction spectrale, quand bien même ancrée dans la concrétude d'un topos familier.

     Les herbes sont ici paradigme d'une résistance ténue mais obstinée : persistance de l'infime.

     Bien que rasées, elles reviennent inlassablement, mauvaises herbes infiltrant le bitume, colonisant bords de route,  fissures dans le mur, chemins établis ... Elles recouvrent ruines et déchets, herbes sourcières et sorcellerie ombreuse ; c'est alors rêver l'obscur de l'en-dessous-terre  - sous-sol qu'une intense vie racinaire et symbiotique, dans la lenteur pérenne du cycle, anime.

     Infinie résilience du végétal...

     Le Tiers paysage est ici support d'une translation rêveuse, il n'est plus seulement réserve topographique, mais réservoir d'imaginaire, ensauvagé, à la marge du visible.

(1) : "souffle générateur du monde" selon Ovide, Pline l'ancien et Lucrèce

(2) : Gilles Clément, Manifeste du Tiers paysage

        *          

première séquence   .

  dérives pulmonaires  /  où dansent, spectrales   /  nos ombres    .

.   moires vineuses  /  labile mercure  /  ici l'effroi   .

  en l'envers du ciel  /  nos  bras enfouis    /  coulures de sève   .

  boire songes et spectres  /  tant que tremblent  /  les arbres   .

.   à coulures du sombre  / perfuse  l'astre  / cercle radiant   .

.   quantique vortex  /  d'un monde reclos  /  que dilatent souffles et pollens  .

.   lueurs d'est en ouest  /  ici frisures d'apocalypse   / demain  les herbes   .

.   puisque du ciel   /  tombent les arbres  /  puisque immense est  la nuit   .

seconde  séquence   .

  découpe scripturale  /  herbeuse calligraphie   /  se dessille le signe   .

.    bascule poudreuse  /  à dérives polliniques  /  en l'outre-rive,  aller   .

.   paille sombre  /  césure des hommes  /  ici coule le  soir     .

  flairer  en toutes traces    /  l 'ombre buveuse   /   à  courbure de stases   .

.   déshérence du cycle  / en nos gestes rapaces  / paille de printemps  à bouche de bitume   .

.    encore marcher  /  à dissipation du soi  /  liquide  topographie de l'errance    .

   friche poudreuse  /  que hantent,  furtives  /   les herbes     .

troisième  séquence   .

épis cavernicoles  /   brousse-d'humus-à-bouches   /  humeur du sol 

  herbes,  ronces et branches  /  venue de l'ombre  /  la presque jungle    .

frissonnent à surface  / mouvances et buées  /  la claire-voie du souffle   .

  .   survivance du pentacle  /  au promontoire  / des songes    .

  des souffles  l'antre  /  que veillent,  tranquilles /  les arbres   .

.  affleure  l'outre-sombre à surface   /   basses terres    /   paille blanche  .

furent nos corps    ici tombés   /  furent nos corps  /  ici  lucioles   .

© sabÿn  soulard   /  plasticienne  & poète   /  2024 /  Tous droits réservés 

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